Drogues sans ordonnance, mode d’emploi
Tout ce qui peut s’acheter sans ordonnance en pharmacie n’est pas sans danger. Il existe toute une gamme de médicaments qui ont de solides propriétés psychoactives; des caractéristiques qui peuvent conduire à des abus et à une forme de dépendance pharmacologique. Parmi eux, des antalgiques associés à de la codéine, ou encore des médicaments de la classe dite des antihistaminiques H1. Les antihistaminiques H1 étudiés comportent différents principe actifs (alimemazine , chorphenamine, dimenhydrinate, doxylamine, oxomemazine, pheniramine et promethazine).
Parmi eux seuls trois (alimemazine, doxylamine et promethazine) comportent des recommandations d’utilisation très limitées dans le temps pour le traitement d’insomnies chez l’adulte dans le contexte d’automédication. Le paracétamol (médicament le plus prescrit en France) peut, lui aussi, être acquis librement.
Ce phénomène de mésusage et de dépendance n’est pour l’essentiel pas chiffré. Il se situe dans la «zone grise» de la réalité médicamenteuse –une zone que personne, pas même les pouvoirs publics en charge de la sécurité sanitaire, ne cherche véritablement à éclairer.
Une équipe de cinq pharmacologues et épidémiologistes français a voulu en savoir un peu plus. Elle vient de lever une partie du voile de cette inquiétante réalité cachée. Dirigée par le Pr Anne Roussin (centre d’addictovigilance, CHU de Toulouse, Insem), cette équipe vient de publier ses résultats dans la revue PLoS ONE. Ce travail a été financé par la Mission interministérielle de la lutte contre les drogues et toxicomanies (MILDT) en liaison avec l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Les auteurs déclarent n’avoir ici aucun conflit d’intérêt.
Et pour vous, ce sera paracétamol ou paracémato+codéine?
En France, les spécialités associant un antalgique à de la codéine peuvent être achetées en pharmacie sans que le client présente d’ordonnances médicales. Treize spécialités différentes peuvent ainsi être acquises sans limitation dans le temps (et sans remboursement). Elles se situent toutefois derrière le comptoir de l’officine; aussi l’acheteur doit-il la demander au pharmacien.
Les chercheurs ont mené leurs recherches grâce à la participation de 145 pharmacies réparties sur l’ensemble du territoire français. Il était demandé aux pharmaciens de proposer un questionnaire aux douze premières personnes se présentant pour acheter spontanément un des médicaments des deux classes visées (paracétamol associé à de la codéine ou antihistaminiques H1). Le «groupe témoin» de l’étude était constitué des clients venant simplement acheter du paracétamol. Au total neuf cent-quinze questionnaires ont été distribués.
Il apparaît au final que les niveaux de mésusage et de dépendance chez les consommateurs sont élevés pour les deux types de médicaments retenus dans l’étude. Les auteurs ont notamment observés que près des trois-quarts des consommateurs de doxylamine (Donormyl, Lidène, Noctyl) le prenaient quotidiennement et près des deux-tiers depuis plus de six mois. Or la durée recommandée spécifiée sur la notice est inférieure à cinq jours (pour des insomnies occasionnelles). Pour les antalgiques codéinés, prés d’un consommateur sur cinq consommait ce type de médicament quotidiennement et ce, là encore, depuis plus de six mois —principalement pour des céphalées chroniques.
«Une dépendance s’installe effectivement chez de nombreux utilisateurs. Cela pose plusieurs problèmes. D’abord, l’efficacité des antihistaminiques sédatifs a été évaluée sur du court terme et rien ne garantit leur efficacité au-delà de quelques jours ou quelques semaines», explique le Pr Anne Roussin.
Pour cette spécialiste la situation est d’autant plus paradoxale que l’on sait que l’abus ou l’usage persistant d’antalgiques codéinés contribue à l’installation de céphalées quotidiennes chroniques.
«Par ailleurs, ces deux types de médicaments entraînent des problèmes de vigilance. Ces prises prolongées posent donc la question d’un risque accru d’accidents de la route ou d’accidents de la vie quotidienne.»
La «méthadone des pauvres»
Un célèbre médicament n’est pas pris en compte dans cette étude: le cas du Néo-Codion®, parfois présenté comme la méthadone des pauvres, élaboré par les Laboratoires Bouchara-Recordati. Ce médicament contient lui aussi de la codéine (ou méthylmorphine) l’une des substances contenues dans le pavot somnifère (Papaver somniferum. C’est une version mineure de la morphine, dont elle ne partagerait pas les puissants effets d’attraction et d’accoutumance. Officiellement, le Néo Codion est «préconisé pour calmer les toux sèches d’irritation chez l’adulte». Un comprimé contient 15 mg de codéine base. Conseil: ne pas dépasser 120 mg par jour. Parmi ses effets secondaires, la codéine peut produire un état général de somnolence. Elle peut également induire une sorte d’état d’euphorie assez caractéristique des opiacés.
En juillet dernier, l’Agence européenne du médicament (EMA) lançait une alerte pour limiter l’utilisation de la codéine pour la prise en charge de la douleur chez l’enfant du fait d’un risque d’insuffisance respiratoire. Ce risque accru théorique avait déjà, en pratique, été mis en évidence aux Etats-Unis avec des cas mortels. Une nouvelle évaluation menée par l’EMA faisait apparaître des cas survenus pour l’essentiel après l’ablation des amygdales –mais aussi après l’ablation des «végétations adénoïdes» (pour lutter contre la trop bruyante apnée obstructive du sommeil).
Que représente le Néo-Codion aujourd’hui en France? La société spécialisée Celtipharm situe les ventes sur un an à hauteur d’un peu plus de 3 millions d’unités adultes (boîtes de comprimés et flacons de sirop). Tous les spécialistes des grandes addictions savent que la codéine est aujourd’hui utilisée comme produit de substitution par les toxicomanes aux opiacés, au même titre que la méthadone et la buprénorphine mais de manière non encadrée –et non remboursée. Le phénomène Néo-Codion est pour l’essentiel apparu en France il y a un quart de siècle. On pouvait alors en acheter la quantité désirée. Ce n’est plus le cas aujourd’hui: une seule boîte est désormais autorisée. «Prix maximum conseillé: 4,5 euros.» Une seule boîte à la fois.
Jean-Yves Nau
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