Comment la mondialisation entraîne des pénuries de médicaments en France
C’est un nouveau choc pour médecins et pharmaciens: plus de doxycycline dans les rayons officinaux. Et ce au moins jusqu’à la fin mars. Ce médicament est présent sous de multiples formes.
«La situation est assez préoccupante et les médecins prescripteurs vont devoir gérer au mieux cette situation de pénurie, confie à Slate.fr le Dr Caroline Semaille, l’une des responsables de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM). Des alternatives médicamenteuses pourront être trouvées mais la difficulté sera réelle dans certaines indications et lorsque des traitements de longue durée –plusieurs semaines ou plusieurs mois ont été instaurés.»
Découverte il y a un demi-siècle, la doxycycline est une molécule devenue médicament générique. Elle est très fréquemment prescrite dans le traitement de nombreuses infections respiratoires, génitales, urinaires, oculaires ou générales, dans le traitement de certaines formes d’acné, ainsi que dans la rosacée, voire dans la prévention du paludisme. On indique encore à l’ANSM que si la France n’est pas le seul pays européen concerné par cette situation de pénurie, c’est l’un de ceux où ces médicaments sont les plus prescrits et les plus consommés.
Pourquoi cette pénurie durable d’un médicament essentiel?
Sans donner plus de précision, l’ANSM indique aux professionnels que c’est «en raison de l’augmentation des demandes rencontrée par le principal fournisseur de cette matière première au niveau européen» associée à «de fortes tensions d’approvisionnement des formes orales des médicaments contenant de la doxycycline». On se refuse à donner plus d’informations. Et l’ANSM invite les professionnels de santé à réserver les stocks résiduels de ces médicaments aux seules indications qu’ils jugent indispensables. Ils devront faire preuve de «vigilance» et «privilégier les alternatives thérapeutiques disponibles».
Les précédents
Cette alerte à la pénurie est particulièrement spectaculaire, mais elle n’est pas la première. Un précédent avait fait un certain bruit chez les professionnels et les patients concernés. C’était à la fin mars 2013 et la rupture de stock concernait le Lévothyrox® médicament hormonal essentiel prescrit aux personnes souffrant d’hypothyroïdie. Les prescripteurs et les pharmaciens avaient alors été informés par voie de presse. Le ministère de la Santé faisait état de «tensions persistantes» sur le marché et la multinationale Merk Serono, en situation de quasi-monopole, avait mis à la disposition des pharmaciens l’Eutirox®, spécialité proche mais alors commercialisée en Italie. On découvrit à cette occasion que l’approvisionnement était subitement devenu difficile en France du fait d’un accroissement de la demande mondiale.
Dans sa dernière livraison (janvier), le mensuel spécialisé Prescrire révèle une autre affaire passée sous silence par l’ANSM: la rupture d’approvisionnement durant plusieurs semaines de l’été 2013 d’Esidrex®, un médicament de référence dans l’hypertension artérielle. Depuis, les difficultés et les ruptures d’approvisionnement se multiplient dans les pharmacies d’officine comme dans les pharmacies hospitalières. La situation est telle que l’ANSM a jugé indispensable de mettre en ligne la situation détaillée et actualisée des ruptures de stocks. La situation inquiète au premier chef la profession pharmaceutique.
«Durant le mois de septembre nous avons comptabilisé 539 médicaments manquants», expliquait il y a peu au Figaro Isabelle Adenot, présidente du conseil de l’Ordre des pharmaciens qui a publié un rapport sur le sujet. «Tous ces médicaments ne sont pas essentiels et la plupart peuvent être remplacés par un produit d’une autre marque ou par un générique. Cela devient toutefois un casse-tête pour les pharmaciens. Et les malades sont désorientés par des substitutions qui ne sont plus motivées par la volonté de développer la vente de produits génériques», soulignait le journal.
Ces tensions affectent également le monde hospitalier où les pharmaciens doivent régulièrement gérer des ruptures d’approvisionnement de plusieurs médicaments prescrits dans des pathologies lourdes, en particulier de nature cancéreuse.
En 2013, l’Académie nationale de pharmacie s’était elle aussi saisie de la question, en avait analysé les causes et avait formulé des recommandations. Dans le rapport rédigé à cette occasion, on apprend que les pénuries et les ruptures d’approvisionnement de médicaments se multiplient depuis plusieurs années et que le phénomène est en augmentation au niveau mondial comme aux échelons nationaux.
Des questions économiques
En pratique, ce phénomène a diverses origines qui sont toutes ou presque de nature économique. Il peut s’agir de l’abandon de la production de certaines matières actives encore utiles à la santé publique, de ruptures par défaut de qualité des matières premières importées ou de pénuries du fait de l’abandon des productions de certaines formes pharmaceutiques de faible rentabilité. Sans compter les multiples vicissitudes concernant les politiques de gestion des stocks et de circuits de distribution, les appels d’offres publics et les difficultés inhérentes aux médicaments pédiatriques et orphelins.
Ce que le prescripteur, le pharmacien et le malade français perçoivent en bout de chaîne trouve son origine première dans des mouvements tectoniques d’ampleur mondiale. A commencer par les demandes croissantes émanant des populations des pays de moins et moins «émergents» où se situent désormais les principaux lieux de production des matières premières. Entre 60% et 80% des matières actives à usage pharmaceutique sont désormais fabriquées hors Union européenne, principalement en Inde et en Asie. Cette proportion était de 20% il y a trente ans.
On peut aussi voir là une conséquence perverse d’un souci légitime de l’environnement. «Le jeu combiné de la mondialisation, de la crise économique, de l’augmentation des exigences réglementaires, pharmaceutiques et environnementales fait que l’on assiste en Europe à l’abandon de fabrication de matières actives à usage pharmaceutique», souligne ainsi l’Académie de pharmacie. Cette institution y ajoute la perte quasi-complète d’indépendance de l’Europe en sources d’approvisionnement en matières actives, la perte du savoir-faire industriel correspondant. Quant au tissu industriel européen de la chimie fine pharmaceutique, il est confronté à des normes environnementales sans commune mesure à celles s’imposant aux opérateurs de pays tiers.
C’est là une situation nouvelle et à bien des égards hautement problématique du point de vue de la santé publique. Ce phénomène qui prend constamment de l’ampleur et qui n’a rien de spécifiquement français est pour beaucoup le symptôme d’une globalisation mondiale de la fabrication des spécialités pharmaceutiques et de la fuite de la chimie d’un Vieux Continent où elle prit naissance et triompha.
Dans ce contexte, l’Union européenne, en dépit de son savoir et de ses compétences, apparaît désormais comme très largement désarmée. C’est à cette aune qu’il faut juger de la disparition durable de la doxycycline des pharmacies françaises.
Jean-Yves Nau
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